Notes de travail (extraits 2012/2013)
Chaque période de mon travail se signale par un mode, une forme découlant d’un protocole de travail. Celui-ci se découvre à la suite d’une ou plusieurs expérimentations qui conduisent à sa définition. Son caractère minimaliste, une de ses conditions primordiale, est d’ouvrir un champ de traitements le plus vaste possible, ne pas restreindre ni brider l’exercice pictural, enfin autoriser le maximum d’enchaînements possibles aux couleurs.
Chacune de ces périodes privilégie un geste qui correspond aussi bien au tracé qu’il enchaîne qu’à la façon conséquente d’appréhender la surface des supports. Depuis ses débuts mon travail est porté par une succession de quelques gestes précis qui font parfois retours, modifiés et réinterprétés.
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« Il manque à tout poème un pas de plus. Et si l’on fait un pas de plus, il en manquera un autre. Et ainsi de suite. On peut alors concevoir la possibilité d’un poème interminable, intarissable, continu, infini. D’où surgit le rapport de la poésie avec la vision mystique d’un verbe en permanente évolution, en éternelle expansion. »
R. Juarroz « Fragments verticaux » p. 174
Ce « pas de plus » manquant serait donc la poésie même ?
La question est bien de trouver à l’acte de peinture sa juste place, le bon moment comme la bonne manière ; ceux qui ne seront jamais forcés ou pas assez marqués, sans traces de velléités ou de retraits. J’attends des peintures qu’elles viennent et se forment sans que je puisse ajouter ou retrancher quoi que ce soit sans encourir le risque de les altérer.
Peindre c’est rendre visible, produire du visible avec toutes les conséquences que cette conduite encourt : découverte de zones blanches, de parts invisibles. Leurs dégagements et désenfouissements seront les objectifs de l’étape suivante qui ne manquera pas d’en déceler de nouvelles, peut-être toujours les mêmes, toujours la même, pour un pas de plus.
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Pas de retour à la ligne, je fais glisser en tracés ondulatoires des couleurs en passages. Leurs écartements varient, elles laissent paraître entre elles des intervalles variables, ou viennent se fondre ponctuellement lors d’un contact. Les couleurs se recouvrent et laissent en lisières les témoignages des passages précédents. Leur densité capte et modifie au regard l’étendue de surface qui les reçoit. Cela peut parfois rappeler des lignes de vagues, mais ce n’est là que pure évocation.
Interrompues par les limites, elles laissent supposer leurs prolongements possibles à l’extérieur des supports. Chaque peinture n’est qu’un moment capté et retenu dans un flux continu. Si les tracés se brisent ce n’est que brièvement, un saut, le temps d’une reprise de souffle.
Je dois être à la fois impulsif au début et ensuite tout de retenue et d’attention pour la couleur, me contenter de l’accompagner dans le temps sa production. Si parfois elle ne me satisfait pas, c’est qu’elle aura dépassé mes attentes où que je l’aurai forcée, la marquant d’un trop de velléité.
C’est un jeu, une sorte d’échange ou de dialogue, comme on voudra, sans perdre de vue les blancs réservés, aux intensités changeantes suivant les moments de la couleur. C’est à la conjonction des deux, à l’atteinte d’un juste rapport qu’elle se formera, entre peint et non-peint.
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Il faut que ce soit large à emplir l’espace, même si la dimension n’est pas aussi importante qu’elle paraît. Parfois, la blancheur envahissante s’épand à donner la sensation d’un débordement des limites, que ce soit celles de son dessin ou encore celles des supports.
La couleur se retourne, reversant ses poids et étendue au réservoir du blanc, inversant les rapports. L’ondulation des tracés accentue le trouble et facilite les glissements, fournit les passages et contacts.
Mes gestes sont simples, pauvres allai-je écrire, tout comme les couleurs que j’emploie. Je ne veux pas d’effets imputables à des combinatoires alléchantes et spectaculaires. Je fais avec peu, avec les moyens strictement nécessaires à la poursuite de ce que j’ai entrepris, et je me trouve déblayer, vider, plus souvent que je n’apporte.
Je ne pourrais définir la peinture que je poursuis, encore moins la poésie que j’aime et recherche. Je les voudrais seulement sans surcharges et toutes de silence, seulement bruissantes des couleurs et des mots qui les portent.
Il faut sans cesse s’avancer pour se donner la capacité d’attente, être tout à la fois lent et rapide, très proche et éloigné. La culture des paradoxes ne s’apprend pas, elle est la condition de la réserve et de l’engagement nécessaires à la tenue de ces pratiques, tout à la fois une défiance absolue aux temps qui entourent et un acquiescement à ce qu’ils réservent : ce qu’ils laissent en blanc(s).
Nous vivons, écrivait un poète, des temps de révolution, où nous ne pouvons encore nommer nos gestes, tant ils semblent dérisoires en face des forces contre lesquelles ils veulent se dresser. Ils ressemblent quelquefois à une voix qui s’éraille pour manquer un bref instant, le temps d’échappée d’une syllabe qui laissera le sens de la phrase en suspend.
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Peindre c’est choisir et décider des manières de faire, en convoquant les modes nécessaires à la production de certains types de formes ou de tracés, même si à leur atteinte et à leurs effets ces derniers n’accusent pas littéralement la reconnaissance ou l’exposition des gestes qui les portent ; peindre c’est donner à la décision de faire et aux manières qu’elle convoque, la capacité de donner son sens à la toile.
Pour la peinture, sa continuation exige l’invention de nouvelles manières de faire, confiant à celles-ci le pouvoir de déplacer les savoirs qui l’entourent, mais aussi les fondements de la pensée, tant ceux qui conduisent à ces productions que ceux qui les suivront.
Quand je mentionne le geste, je ne le réduis pas à la seule action, mais j’entends aussi, et surtout, le mouvement de pensée qui l’incite avec toutes les implications qui portent cette décision : le geste est ce mouvement. Là se marque, comme pour certains de ma génération, l’importance des recherches de André Leroi-Gourhan qui trouva dans l’élaboration des techniques le prétexte nécessaire à la formation de la pensée.
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Intervalles
« Les intervalles (passages d’un mouvement à un autre), et nullement les mouvements eux-mêmes, constituent le matériau (éléments de l’art du mouvement). Ce sont eux (les intervalles) qui entraînent l’action vers le mouvement cinétique. L’organisation du mouvement, c’est l’organisation de ses éléments, c’est à dire des intervalles, dans la phrase. On distingue dans chaque phrase la montée, le point culminant et la chute du mouvement (qui se manifestent à tel ou tel degré). Une œuvre est faite de phrases de même qu’une phrase l’est d’intervalles du mouvement. »
Dziga Vertov
Articles, journaux, projets p. 18
Peindre pour découvrir les intervalles entre les couleurs.
Découvrir ne sous-entend pas que ces espacements fussent déjà là,comme dans l’attente de leur à mise jour, mais plutôt qu’au suivi de chaque tracé coloré et dans l’effectuation des suivants, des espaces de réserve aux épaisseurs variables s’interposent et se découvrent nécessaires à la tenue visuelle de l’ensemble dans ses rapports et densité choisis.
Les intervalles sont susceptibles de se modifier au gré des passages et des choix de superpositions ; ils peuvent réduire mais jamais augmenter.
Etroits, ils sont tels les sillages d’un passage de lame dans la couleur.
Ils sont des crevés dans les champs colorés, semblables aux fentes dans les tissus qui découvraient les doublures aux manches des pourpoints du 16°siècle.
Plus larges, leur couleur peut devenir, en poids visuel, égale à celles qu’ils écartent.
Toute la peinture advient à ces intervalles ; si sa couleur ne suffit plus, elle trouve sa complétude à ces réserves, ces écarts qu’elle produit et révèle à l’oubli de sa norme.
Peindre c’est découvrir une présence aux blancs, les assurer d’importance.
Mais les blancs, que sont-ils aujourd’hui ?
S.F. 2012/2013